
Miettes sur la beauté (en Occident) …
La beauté est un concept complexe qui touche autant à l’esthétique qu’à l’émotionnel et au culturel. La « beauté », un mot qui dérive du mot beau, est un mot qui comme le mot ‘vrai’ ou ‘libre’ est un mot d’apparence simple qu’on utilise dans la vie courante sans que nous ayons besoin de réfléchir à son sens. Pourtant, le « beau » qui paraît avoir un sens évident ne semble pas assignable à une réalité précisément descriptible. Quand on dit, « c’est beau » cela sonne plus ou moins comme une exclamation et non comme une remarque informative. Nous usons spontanément du terme « beau » pour une diversité des situations et la beauté semble jouer le rôle d’une sorte de « catalyseur » de significations à la fois floues et valorisantes. Nous ne semblons pas, en usant de ce mot, désigner une caractéristique précise, un état de choses, mais plutôt l’effet que cela nous fait. La beauté, exprime donc l’expérience intime de chacun de nous. Souvent, il existe un contraste entre l’évidence du sentiment ressenti et l’impossibilité de désigner ce dont nous parlons quand nous évoquons la beauté. Et malgré l’unanimité dans l’attribution de cette qualité de beauté, la diversitédes significations et expériences que nous mettons sous ce terme me semble excéder quelconque ambition intellectuelle de donner un sens absolument univoque à ce qu’est la beauté.
La question de la beauté est l'une des plus anciennes préoccupations humaines. Elle a traversé les époques, inspirant des réflexions philosophiques, artistiques, et culturelles depuis l'Antiquité. On le déjà vers 400 avant J.-C. dans le dialogue de ’Hippias Majeur’, sous-titré également « Sur la Beauté ». Ce dialogue de Platon est consacré à la définition de la beauté. Il examine ce qu'est le "beau" en essayant de trouver une définition universelle et objective du concept de beauté, une idée qui pourrait s'appliquer de manière générale à toutes les choses considérées comme belles. Dans ce dialogue, Socrate demande à Hippias de lui préciser ce qu’il entend quand il parle de la beauté. Au fur et à mesure qu’Hippias cherche à donner une réponse satisfaisante, Socrate lui fait remarquer qu’il ne lui demande pas de donner un exemple de belle « chose », mais de lui préciser ce qui fait qu’une belle chose l’est en effet. En fait, l'objectif principal de Socrate dans son interrogatoire est de souligner la question : « si toutes les choses qualifiées de belles le sont en effet, c’est qu’il doit exister quelque chose comme le beau lui-même, par quoi les choses belles, sont belles. Socrate s’efforce d’aller au-delà des apparences pour découvrir l’essence même de ce qu’est la beauté. Autrement dit, pour Socrate, une définition véritable doit saisir l’essence de la beauté, et non pas simplement identifier des exemples. Ainsi, il introduit ainsi la notion de beauté universelle, indépendante de ses manifestations particulières. » Évidemment, au terme de l’Hippias Majeur, la définition du beau demeura inaccessible. Déjà, dans ce texte de l’antiquité, on heurte à la problématique de la beauté et l’impossibilité de la quête d’un particulier général, d’un simple exemple, qui soit aussi la règle de tous les exemples. En fait, le classicisme se caractérise justement par l’impossibilité de localiser la beauté dans un endroit particulier. La beauté incarne le principe d’ubiquité (faculté divine d’être présent partout en même temps), elle n’occupe aucune place, lieu désigné, on ne l’y trouve à aucun endroit qui lui soit propre, mais elle est toujours là dans l’entourage et comme l’enveloppe de l’essentiel (métaphysique). Elle est une voie vers une compréhension plus profonde du monde et de l’âme humaine. Cette vision ontologique des Grecs sur la beauté, en particulier dans la période classique, a conduit Hegel (18e siècle) à la conclusion qu’elle incarnait une forme de beauté idéale, car il accomplit un équilibre harmonieux, une parfaite symbiose du spirituel et du naturel, de l’esprit intelligible et du sensible du divin et de l’humain. La beauté du monde grec réside dans le fait que l'esprit et la matière s'y trouvent en parfaite correspondance (et non pas forcément dans l'apparence des œuvres d'art), une sorte de réalisation esthétique et spirituelle complète.
Chez les philosophes grecs, la beauté (kalos) et l’amour (eros) sont des concepts profondément liés, souvent abordés en tant qu'idéaux transcendants et cheminements vers la sagesse et le divin, vers la complétude. Dans « Le Banquet », Platon explore, à travers un débat philosophique, l’amour comme un désir de beauté et d’immortalité. Il explore la nature de l'amour et de la beauté à travers une série de discours prononcés par des convives réunis pour un banquet où chacun d'eux, des figures importantes de la sociétéathénienne, présente sa vision. Socrate y développe l'idée d'une ascension progressive vers la beautéabsolue. Il nomme ce processus de progression « l’échelle de l’amour », où l'on progresse de l'attirance pour la beauté physique à une compréhension abstraite et intellectuelle de la beauté pure. Le banquet souligne la place centrale de la beauté dans l'équation entre le monde sensible et le monde intangible. Selon Platon, le point de départ est une interprétation de l’Éros, du désir amoureux qu’éveille la beauté, une aspiration profonde, qui va au-delà de soi-même. La beauté est comprise comme un manque de ce que nous n’avons pas et qui éveille et met en mouvement la force du désir, comme un mouvement de l’amant vers l’aimé. Que le beau soit la cause du désir signifie que ce qui a le plus d’être, attire à lui ce qui en a le moins, comme le plein attire le vide, comme l’abondance comble le manque, comme la recherche de la perfection par l'imparfait. Le désir de la beauté signifie donc en moi très exactement ce que je ne suis pas ou ce que je ne parviens pas àêtre. C’est notre existence ici-bas qui est tendue vers le divin et aspire à l’achèvement, à sa cause première. Le désir de la beauté est en fait la nostalgie (désir inassouvi) de la perfection de l’être. Le sens profond de l’expérience de la beauté est donc proprement métaphysique, puisqu’elle désigne la région intangible de l’être. Cette notion, qu’une chose sensible, car elle renvoie à son fondement intelligible et se rapproche de sa définition idéale, perdure durant des siècles. La rencontre de la beauté sensible devient en quelque sorte une preuve de la métaphysique. Par conséquent, pour pouvoir discerner la vraie beauté, la vision sensible doit être dépassée par la vision intellectuelle, laquelle requiert l’apprentissage de l’art dialectique, à savoir la philosophie. D’emblée, chez les Grecs, il n’est pas donné à tous de saisir la véritable beauté. Ce pourquoi la plupart des hommes seront leur vie durant, des hommes inachevés et incomplets. Trop souvent, les hommes incomplets prennent le mal et le laid pour le bien et le beau. Cela explique également dans le monde classique le cas du méchant de l’homme immoral et du tyran. Ce qui leur manque, ce n’est pas le désir du bien et du beau, mais la connaissance de leur véritable nature. C’est pourquoi Socrate pourra dire que « nul n’est méchant volontairement » et que « le tyran est le plus malheureux des hommes ».
Pour les philosophes grecs, les lois mathématiques gouvernaient l’univers et reflétaient le monde, comme un microcosme reflète le macrocosme. Des penseurs comme Pythagore, Platon et Vitruve ont exploré la relation entre mathématiques, géométrie et esthétique, suggérant que les proportions idéales reflètent un ordre universel ou divin. Dans Le Timée, Platon décrit comment le démiurge utilise la géométrie pour modeler le cosmos. La beauté était une idée intemporelle, et les formes géométriques parfaites, comme le cercle ou le carré, étaient considérés comme des représentations terrestres de cette beauté transcendante, symbole d’un ordre divin. Les formes et proportions géométriques incarnent des lois universelles qui transcendent la matière, offrant un pont vers une compréhension plus élevée de l’ordre cosmique. Chez les Grecs, les objets matériels et les œuvres artistiques n’étaient que des imitations imparfaites de ces Idées parfaites. L’art n’était impuissant à produire la beauté parfaite, car la beauté parfaite n'appartenait pas au domaine des choses matérielles ou des œuvres humaines, mais à un ordre supérieur, idéel et immatériel. La beauté parfaite, pour était une quête spirituelle, un effort pour s’élever vers un idéal inaccessible dans le monde matériel. Plus nous nous rapprochions de l'harmonie des proportions mathématiques et géométriques « parfaites », plus nous nous rapprochons de la définition de la beauté transcendante.
Quant à Aristote, il perçoit la beauté surtout dans l'harmonie et la symétrie des formes naturelles, insistant sur le fait que la beauté sensible est ordonnée et mesurable. Elle n'est pas un idéal abstrait, mais un aspect des objets tangibles du monde. Dans La Poétique, il considère que l'art et la tragédie peuvent exprimer le beau par des formes bien équilibrées qui éveillent l'émotion et la contemplation. Plus tard, Plotin, va de même, mais influencé par Platon, il approfondit l'idée de la beauté comme voie d'élévation spirituelle. Dans les Ennéades, il définit la beauté comme l’expression de la forme et de l'harmonie, mais il souligne que la beauté intérieure, est supérieure à la beauté extérieure. Plotin parle de la beauté comme d'une qualité transcendante qui dépasse le monde matériel. Il considère que la beauté est une manifestation de l'Un, le principe supérieur de toute existence, et que la quête de beauté est en réalité une quête spirituelle vers le divin.
Vers la fin de l'antiquité et la transition vers le Moyen Âge, le philosophe et théologien Saint-Augustin, influencé par Platon et le néoplatonisme, fait avancer l'idée que les mathématiques représentent les réalités idéales, immatérielles et éternelles. Pour lui, les formes mathématiques et les proportions géométriques sont une manifestation de la beauté, la perfection et de l’ordre divin. L'harmonie des nombres et de formes devraient révéler une vérité transcendante, qui guide l'âme humaine vers Dieu. La beauté mathématique devient alors une voie vers la compréhension spirituelle. L'esthétique mathématique n'est plus une fin en soi, mais une fenêtre ouverte sur le divin.
Cette nouvelle façon, de décoder le monde représente un changement majeur par rapport à la vision cosmologique grecque antique. Les philosophes comme Platon et Aristote, percevaient le cosmos comme un ordre harmonieux, régi par des lois rationnelles inhérentes à la nature elle-même. Leur vision, valorisée l'idée d'un univers où la raison (logos) est immanente, c'est-à-dire inscrite dans la structure même du monde. L'harmonie cosmique est alors vue comme une manifestation naturelle, presque indépendante d'une volonté divine personnelle. Dorénavant, selon la nouvelle vision du monde proposée par Saint-Augustin, l'ordre et l'harmonie du cosmos ne sont plus considérés comme autonomes. Ils reflètent la volonté, la sagesse et à la raison d'un Dieu personnel et transcendant. De même, la beauté et la rationalité du cosmos deviennent une preuve de l'existence et de la grandeur de Dieu plutôt que des qualités intrinsèques du cosmos en lui-même. Cette notion de la Beauté comme reflet du divin, de l’ordre cosmique, une trace, voire une signature de Dieu persiste pendant des siècles. Au 13e siècle, Saint Thomas d’Aquin décrit toujours la beauté de la nature comme une manière pour Dieu de se révéler à l’humanité, avec un langage silencieux exprimant sa grandeur.
Depuis l’époque médiévale, la beauté et l’harmonie du cosmos devient l’expression de l’amour, de la sagesse et de la volonté d’un Dieu personnel et transcendant. Cette vision illustre un changement épistémologique profond et marque un déplacement de la théorie de la connaissance vers une théorie du jugement. C’est-à-dire une transformation de la manière dont on pense l’origine et la validité de notre connaissance du monde et dont la beauté. La connaissance ne consiste plus à découvrir un ordre rationnel préexistant, inhérent à la réalité, vue comme un accord entre l’intellect humain et un monde rationnel et ordonné (logos).L’ordre cosmique n’est plus autonome ni simplement accessible par la raison humaine. Il devient une manifestation de la raison divine et de la volonté libre de Dieu ; l’ordre du cosmos n’est plus nécessaire, il est contingent, car il dépend de la liberté de Dieu. De facto, la connaissance humaine devient un jugement sur ce qui reflète l’intention divine. Une connaissance qui tient compte de la révélation divine, qui informe le jugement humain sur le sens et la finalité de l’ordre cosmique. Un jugement qui consiste à relier les phénomènes naturels non seulement à des causes physiques, mais aussi à des fins divines. Le passage d'une théorie de la connaissance purement rationnelle à une théorie du jugement a ses implications : la vérité n’est plus seulement une correspondance avec la réalité, mais aussi un acte de reconnaissance de la volonté divine dans cette réalité. Cela introduit une relation entre la foi et la raison, où la foi (en la volonté divine) éclaire et guide la compréhension rationnelle. L'homme n'est plus un protagoniste passif, désormais, il ne s’agit plus seulement de découvrir, mais de juger à la lumière de principes théologiques.
Tandis que pour les Grecs, c’est le tout qui est beau, le christianisme n’hésite pas à affirmer que tout est beau. Car, en tant que Créateur de toutes choses, Dieu a imprégné le monde de sa bonté et de sa beauté. Même les éléments les plus humbles de la nature et de l’existence humaine contiennent une part de cette beauté divine. Autrement dit tout est beau en soi parce que tout est l’œuvre de Dieu, et Dieu n’a rien créé qui soit indigne de sa perfection. Il ne s’agit pas d’ignorer la souffrance ou la laideur, mais plutôt de reconnaître une beautétranscendante, un ordre supérieur. Le christianisme médiéval perpétue également la conception platonique de la beauté comme splendeur (Platon disait que le soleil est au visible ce que le Beau (bien) est à l’intangible), ou comme une sorte de lumière ou éclat divin qui transparaît dans le monde sensible. Selon cette vision, la beauté n'est pas seulement un attribut esthétique ou une sensation agréable ; elle est l'une des Idées ou Formes éternelles et parfaites qui existent dans un monde intelligible. La représentation de la lumière, et tout ce qui dépend de la lumière et qui l‘amplifie pourra être considéré comme beau, comme l’éclat de la perfection de l’être. La "splendeur" de la beauté, évoque la manière dont la Beauté idéale "illumine" l'âme et lui rappelle son désir de retour vers le monde des Idées. La contemplation de la beauté sensible permet à l'âme d'accéder à un état supérieur de connaissance et d'éveil. Dans le monde, créé à l’image de Dieu, la lumière, voire « lumière du monde » et la lumière de la vie de l’évangile de St-Jean, est la condition sine qua non de l’existence et de la beauté des choses. (Jésus dit : « Je suis la lumière du monde. Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura au contraire la lumière de la vie. ») Ôtez la lumière, et tout reste plongé dans les ténèbres, incapable de manifester sa beauté. La lumière forme donc la valeur esthétique, aussi bien ornementale que constitutive, de toute chose. Toute représentation de la lumière, et tout ce qui dépend de la lumière et qui l‘amplifie pourront être considérés comme beaux, comme l’éclat de la perfection de l’être. À cette époque, on estime qu’il n’y a rien plus belle que la lumière, « qui tout en n’ayant en elle aucune couleur, colore cependant toutes choses en l’éclairant » (Hugues de Saint-Victor). Vers le 12e siècle l’abbé Suger de Saint-Denis écrit : « l’âme alourdie s’élève à la vraie beauté et de la terre où elle gisait engloutie, elle ressuscite au ciel en voyant la lumière de ces splendeurs ».
Au lieu d’avoir un ordre et une harmonie du cosmos, le monde chrétien rapporte la beauté de l’ordre cosmique à la raison et la volonté de Dieu. C’est la première fois que la thèse de l’universalité du beau sera basée sur la puissance créatrice de Dieu. Ce déplacement ouvre la voie à une réflexion plus subjective et critique sur la connaissance et de la beauté qui se poursuivra avec les Philosophes des Lumières. La théologie chrétienne, en insistant sur le rôle de la volonté divine, a indirectement préparé le terrain pour des interrogations sur la nature du jugement humain et sur la relation entre raison, volonté et expérience, y compris de la Beauté.
À partir du XVIIIe siècle, le concept de « beau » cesse progressivement d’être considéré comme un absolu dicté par des autorités religieuses ou métaphysiques. À la place, il devient une affaire subjective, liée au goût personnel et à l'expérience individuelle. Dorénavant, le beau se définit par le plaisir qu’il procure, par les sensations ou les sentiments qu’il suscite en nous. Les penseurs des Lumières, comme Diderot, Hume ou Kant, ont joué un rôle clé dans ce basculement. Ils ont exploré la manière dont les perceptions et les jugements esthétiques varient en fonction de la culture, de l’éducation et des sensibilités personnelles. Cela marque une rupture avec les traditions antérieures où l'idée du beau était souvent définie de manière universelle, soit par les canons religieux soit par la vision philosophiques de l’Antiquité et du Moyen Âge. Cette évolution reflète aussi un déclin de l'autorité des institutions religieuses, parallèlement à une montée de la subjectivité et de l'individualisme, caractéristiques de la modernité. Le « goût », désormais au cœur des discussions esthétiques, s’inscrit dans cette dynamique où l’expérience personnelle devient une référence légitime pour évaluer l’art, la nature et les objets. David Hume (1757), considéré comme l’un des plus importants penseurs des Lumières, publie un texte fondateur « De la norme du goût » où il note : « La beautén’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente ». Dorénavant, la beauté n'est pas inhérente aux objets, mais réside dans l'esprit de celui qui les perçoit : « La beauté est dans l’œil du spectateur. » Le « goût » de la beauté devient un concept clé : il ne dépend pas uniquement des normes établies ou des critères universels, mais de la sensibilité individuelle et du jugement personnel. Dès lors le beau exprime moins une qualité des choses, que les réactions individuelles. Le beau n'est plus perçu comme un absolu imposé par la tradition ou la religion, mais comme quelque chose qui varie en fonction des perceptions, des expériences et des préférences individuelles. D’emblée, la beauté se trouve dépossédée de son essence et de son caractère ontologique classique, et met en terme la localisation classique du beau dans l’être. C’est la considération du plaisir qui devient de plus en plus dominante pour comprendre l’essence de la beauté moderne. D’un statut d’objet désiré, signe de perfection, la beauté devient un sujet de plaisir, la beauté n’est plus un « en soi » mais un « pour nous ». (En fait, le désir et l’éros sont toujours là, mais pour les Modernes la beauté n’est pas une qualité des choses en elles-mêmes, mais elle a trait à un rapport entre le sujet et l’objet – psychologie.) Kant disait que la beauté était une finalité sans fin et qu’il s’agisse d’une faculté de l’esprit qui n’est réductible ni à la connaissance théorique ni à la pensée pragmatique ou morale. Selon Kant, la beauté semble avoir un but, une forme d’organisation harmonieuse, sans que cela serve à autre chose qu’à être beau. Autrement dit, elle ne sert pas un but utilitaire, mais est appréciée pour elle-même. Pour Kant, le jugement esthétique est universel, mais repose sur une expérience subjective. Dès lors, chaque beauté, indépendamment de sa fonction, de son utilitaire où moral à sa poétique et sa nécessité interne propre, non réductible à une formule générale. La beauté ne réside pas dans les objets eux-mêmes, mais dans la manière dont nous les percevons. La beauté chez Kant est donc une relation complexe entre le sujet et l’objet, fondée sur une perception désintéressée qui aspire à l’universalité et donne l’illusion d’une finalité sans réelle utilité. La beautédevient quelque chose qui échappe à la société contemporaine qui nivelle tout et reste imprégnée d’une signification « éthérée », perçue comme un « supplément d’âme », quelque chose qui nous « transcende », et le symbole d’un contentement supérieur. Diderot abordait la beauté à travers l'expérience sensible et l'émotion qu'elle suscite, ancrée dans la réalité des formes, des couleurs, et des expressions. Pour lui, l'art doit susciter des émotions, la beauté doit être ressentie plutôt que simplement vue. Pour Diderot, la beauté est avant tout une expérience vivante, fondée sur l’observation de la nature, la vérité de l’expression et la puissance émotionnelle. Son approche est plus sensorielle et émotionnelle que celle de Kant, insistant sur une beautéancrée dans la diversité, la vérité et l'humanité. Diderot ne cherche pas une norme universelle de beauté, mais une esthétique qui parle aux sens et au cœur humain, enrichissant ainsi notre compréhension du monde et de nous-mêmes. Pour son contemporain, Edmund Burke, la beauté se caractérise par l’harmonie, la douceur et des qualités plaisantes qui inspirent l’amour ou la tendresse plutôt que la crainte. La beauté ne cherche pas àimposer de la grandeur, mais invite à une appréciation tranquille, plus intime et s’oppose à l’expérience intense et souvent déstabilisante du sublime. Alors que, dans les siècles précédents, l'idéal de l' « honnête homme » était centré sur l'usage rationnel et la maîtrise des passions, une nouvelle dimension apparaît au siècle des Lumières : celle du goût. Le goût, entendu comme une sensibilité esthétique et morale, devient un marqueur essentiel de l'accomplissement personnel et social. L'honnête homme du XVIIIe siècle ne se contente plus d'être rationnel ou vertueux au sens classique ; il doit également faire preuve d’une finesse d’esprit, d’une sensibilité artistique et d’une capacité à apprécier et à produire le beau dans ses diverses formes (arts, lettres, sociabilité, etc.). Le jugement esthétique du beau devient donc un acte à la fois intellectuel et lié au sentiment, à la sensibilité et à l’expérience sensible du réel de chacun. Non sans rappeler l'Antiquité et la Renaissance, depuis le 18e siècle, la sensibilité devient un critère d'accomplissement humain, un équilibre entre l'esprit et le cœur, indispensable pour atteindre la plénitude morale et sociale. Une personne insensible manquerait désormais une dimension fondamentale de l'humanité sans quoi il ne sera pas considéré commeun être humain réellement accompli. L’honnête homme du 18e siècle devait avoir une curiosité intellectuelle qui le rend sensible à diverses formes de beauté, que ce soit dans les arts visuels, la littérature, ou la philosophie. Il se distingue par son éclectisme et son ouverture d’esprit, qui l’amènent à apprécier autant la beauté de la nature que les subtilités de la langue et les chefs-d'œuvre de l’art. La sensibilité au beau devient un prolongement de son éthique personnelle. Ainsi, l'honnête homme ne voit pas seulement la beauté dans les apparences, mais aussi dans les comportements et les qualités humaines : il est sensible à la bienveillance, à la générosité, et à l’intégrité. Pour lui, le beau exprime l'ordre naturel et la justesse morale.
Dans De l'Amour (1822), Stendhal a écrit que « la beauté n’est que la promesse du bonheur » (chapitre XVII).Stendhal ne dit pas que la beauté est la promesse de bonheur, mais seulement qu’elle n’est que promesse. Cette tournure donne un sens inverse que celui qu’on lui prête habituellement. Si la beauté n’est qu’une promesse du bonheur, ce n’est pas du tout parce qu’elle promet le bonheur, mais au contraire parce que l’espérance de bonheur, assure et décrète la beauté. La beauté, en ce sens, est moins une perfection extérieure qu'un élan vers un idéal subjectif et profond. Stendhal suggère que la beauté n’est pas une fin en soi, mais qu’elle réside dans ce qu’elle éveille en nous : le désir, l'espoir ou l'anticipation d'un bonheur futur. Cette idée relie la beauté à des attentes personnelles, aux souvenirs et aux émotions. Ainsi, ce qui est perçu comme beau peut varier selon les individus, car il est chargé d’une promesse qui est propre à chacun. En la voyant comme une promesse, il met en avant le pouvoir de l'imagination et de l’émotion, qui transforment le quotidien en quête passionnée et rendent l’existence plus intense et signifiante. Son contemporain, Dostoïevski (Fiodor Dostoïevski 1821-1881), publie l’Idiot, dans lequel son héros, le prince Mychkine, dédie sa vie à la vérité et à l‘amour et déclare que seule « la beauté sauvera le monde ». D’après Dostoïevski, la vraie beauté ce n’est pas la beauté d’une fleur ou la beauté du ciel couchant, mais quelque chose de plus profond qui concerne notre existence même. C’est le geste humain que l’homme fait pour mettre du sens un son existence. La beauté se révèle dans nos gestes les plus banals, dans nos rapports avec les personnes que nous côtoyons, avec nos enfants, avec notre métier, avec notre environnement. La beauté est celle du rapport humain et la possibilité d’aimer les personnes autour de soi et d’être généreux et de vivre en harmonie avec les valeurs les plus profondes de l’âme humaine. Et ce, précisément cette beauté qui sauvera le monde. La beauté de Dostoïevski n'est pas simplement un idéal esthétique ou un plaisir visuel, elle revêt une signification plus profonde, spirituelle et morale, liée à la quête de salut et de sens dans un monde. Le salut de l’humanitédépend de sa capacité à voir et à incarner une beauté intérieure, une beauté morale et spirituelle qui pousse àdépasser l’égoïsme et la laideur du monde.
Enfin, depuis l’Antiquité, il existe des multiples conceptions de la beauté à travers les âges, tout en montrant comment cette idée est profondément influencée par des contextes culturels, historiques et philosophiques. Dans l’Antiquité, la beauté était associée à l’harmonie, à la proportion et à la perfection, à la symétrie, elle est objective et universelle. Elle est liée à l'idée de vérité et de bien. Elle dépasse les apparences physiques pour se connecter à une réalité idéale et éternelle. À partir du Moyen Âge, la beauté terrestre est perçue comme un reflet imparfait de la beauté divine. Les objets et les formes beaux conduisent l'âme vers Dieu. La beauté a pris une dimension spirituelle et transcendante, liée à la lumière divine et à l’élévation vers le ciel. À la Renaissance, la beauté revient à des critères d’harmonie et de proportion, mais avec une attention accrue à l’humanisme et à l’individualité. Elle rapproche l’homme du divin. La beauté romantique est liée à l’émotion, au sublime, et à la nature sauvage. Elle met en avant l’individu et ses sentiments. Pour les Modernes, la beauté peut être trouvée dans l’étrange, l’ordinaire ou l’abstraction. Elle est liée à la révélation de l’être. Pour les postmodernes, la beauté devient encore plus subjective, fragmentée et ironique. Ce qui est beau peut être dérangeant, abstrait ou intellectuel. Il semblerait qu'aujourd'hui, nous ayons toujours le même dilemme, sur ce qu'est la beauté, qu'Hippias il y a 25 siècles. La beauté demeure une notion complexe et subjective qui peut prendre plusieurs formes et significations selon les cultures, les époques, et les perspectives individuelles. Or, il n'existe pas une "vérité" universelle de la beauté, chaque époque ou culture apporte une contribution unique.Aucune définition universelle ne semble pouvoir en rendre pleinement compte.
Malgré les nombreuses tentatives, à travers les siècles, de définir ou d'expliquer ce qui constitue la beauté universelle, il n'existe toujours pas de consensus ou de réponse définitive. À l’encontre de la plupart des domaines où l’on peut ramener la diversité sous une unité synthétique grâce à notre savoir, l’unité dans la beauté demeure, non déterminée, insaisissable, une « ressentie », une sorte d’évidence. Il se peut que l’unité dans la beauté réside justement dans la diversité elle-même.
Enfin, ce qu’on peut dire ce que la beauté ne se limite pas à des normes universelles ou fixes ; elle réside dans l'essence propre à chaque être ou chose, évoluant avec le temps et les expériences. En faire l'expérience fait "relief" par rapport à l'ordinaire. Ce n’est pas seulement une question de contraste esthétique, mais un moment où l’âme semble s’éveiller à une dimension plus haute. L’expérience de la beauté reflète une interaction complexe entre le monde extérieur et notre propre intériorité, une interaction a laquelle nous accordons une importance singulière. Elle peut à la fois avoir un caractère émotif et revêtir une complexitéréflexive, elle peut être immédiate comme elle peut être savante, elle attire ou inspire, que ce soit visuellement, émotionnellement, ou spirituellement. Elle touche quelque chose en nous, qui va au-delà des mots. Nietzsche, disait que la beauté était avant tout un acte de dépassement et d'acceptation, une force vitale qui va au-delà de l'apparence et qui trouve sa place dans l'authenticité et l'intensité de l'existence.
Albert Einstein disait qu’on ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré.Peut-être on aspire trop à expliquer, depuis des siècle la notion de la Beauté de façon à ce que tout devienne claire et transparent. Peut-être faudrait-il, plutôt s’attacher à montrer que cela même qui paraît claire et évident demeure énigmatique et mystérieux.
Peut-être que devrions-nous nous contenter de la définition poétique de Michel-Ange déclarant que l’amour et la beauté étaient simplement les l'ailes que Dieu a donnée à l'homme pour monter jusqu'à lui.
oded scheiner
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